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C’est devenu une habitude. Lorsque je prends le train, je réserve toujours une place « fenêtre », quitte à changer l’horaire voire le jour de mon voyage. N’y voyez pas la simple volonté de m’approprier coûte que coûte le spectacle du paysage qui défile derrière les vitres et d’en priver ainsi mon voisin de circonstance. Cela serait particulièrement mesquin et franchement peu sympathique. D’ailleurs pourquoi serais-je animé par quelque obscure animosité envers quelqu’un dont je ne connais rien ? À bien considérer les choses, le parallélisme de nos existences se limitera à celui du tracé des rails, tellement proches et pourtant si irrémédiablement distants. Une même route pour tous, les mêmes balises tout au long du trajet de la vie : naître, grandir, se reproduire (parfois), mourir toujours. Jean de La Bruyère écrivit : « Il n'y a pour l'homme que trois événements: naître, vivre et mourir. Il ne se sent pas naître, il souffre à mourir, et il oublie de vivre ». J’y souscris totalement. Et pourtant, malgré tant de similitudes nos destinées individuelles, sauf exception, jamais ne se rejoindront. Bien sûr il y a tout de même des aiguillages. Certains sont plutôt enclins à les considérer comme des facteurs de divergence, comme autant de chances de changer de ligne de vie, comme s’ils pouvaient ouvrir la main et glisser d’un sillon à l’autre. Pourquoi pas. D’autres, au contraire, y voient une symbolique de rencontre et de rapprochement entre des mondes parallèles. Certes. Et pour vous, l’aiguillage agit-il plutôt comme une déviation intempestive ou bien plutôt comme une croisée des chemins offrant l’opportunité de changer de vie ?
Quoiqu’il en soit, aujourd’hui encore, je regarde défiler le monde sous mes yeux. C’est d’autant plus essentiel que mon voyage s’annonce long. Ce vendredi après midi entre Tulle et Paris promet de paresser et de s’alanguir à l’extrême. Nous sommes début mars et le soleil oblique distille sans retenue une luminosité et une chaleur flatteuses, comme une mise en bouche du printemps. Je viens de passer dix jours dans la préfecture de Corrèze pour mon travail. Je suis consultant.
Quand on me demande en quoi cela consiste je raconte souvent, par paresse et par auto dérision, l’histoire des singes.
Un jour, un homme se présente dans une animalerie pour acheter un chimpanzé. Le vendeur lui présente la première cage avec un spécimen affiché à mille euros. Le primate est un jongleur émérite qui a été élevé dans un cirque prestigieux. Dans la cage attenante se trouve un second singe qui, outre les qualités d’adresse de son congénère, possède un don exceptionnel pour l’observation et le mimétisme. Ce roi de la pantomime aurait, aux dires des saltimbanques qui l’ont laissé en dépôt vente, tenu la vedette dans un fameux duo avec Marcel Marceau au cours d’une triomphale tournée estivale. C’est du légendaire bip qu’il tiendrait ce don unique qui a fait rire et pleurer petits et grands. Au regard d’un tel curriculum vitae il faudra s’acquitter de cinq mille euros pour en devenir l’heureux propriétaire. Le chaland se montre intéressé. Il avise cependant au fond de la boutique un troisième anthropoïde, détaché, apathique et aussi suffisant que sa condition le permette.
¾ Et celui là ? s’enquiert-il.
Le vendeur se contente, en guise de réponse, de lire la somme de dix mille euros mentionnée sur l’étiquette. Intrigué, l’acquéreur putatif s’étonne immédiatement de l’énormité de la somme et interroge son interlocuteur pour savoir ce qui justifierait un tel écart de prix. Sur un ton contrit, le vendeur maugrée :
¾ On ne sait pas. Tout ce qu’il a daigné nous dire c’est qu’il est consultant !
Fort de cette plaisanterie de potache, je monnaie mes interventions au prix fort. En effet, qu’est ce qui distingue selon vous un honnête consultant d’un ténor de la profession ? Le prix. Dans ce domaine, comme dans d’autres, pour être bon il faut être cher. C’est pourquoi, croyez moi, je m’applique consciencieusement pour être à la hauteur de ma réputation.
En clair, à moins de deux mille euros hors taxes par jour, Marc Hetting Consultants (c’est moi) n’a rien en magasin.
Vous feriez mieux d’acheter le primate de l’histoire.
SONGE AU FIRMAMENT
Je poserai la tête sur un croissant de lune
Ma nuque frêle baignant aux rayons incertains,
Les yeux perchés sur le tableau à l'encre brune
Où les flammèches dansent la nuit pour Aladin.