Dans l’univers sombre et froid des romans policiers scandinaves, j’ai toujours eu une attirance certaine pour les ouvrages d’Arnaldur Indridason. L’auteur islandais possède cette qualité rare : savoir distiller en peu de mots, à l’économie, presque comme un pointilliste, les touches essentielles d’un décor et d’une atmosphère à nul autre pareil. Dans cet opus sobrement intitulé « Le Duel » Arnaldur Indridason remonte le temps et nous emmène à Reykjavik en 1972 pour revivre, comme si nous y étions, le mythique championnat du monde d’échecs opposant le fantasque américain Bobby Fischer au méthodique soviétique Boris Spassky, tenant du titre. Les échecs sont le domaine d’excellence des soviétiques, le terrain de bataille où ils affirment leur supériorité depuis 1948, lieu d’excellence servant la propagande du régime. À travers ces deux hommes s’affrontent deux idéologies, deux conceptions du monde diamétralement opposées : le capitalisme et le communisme, l’individu roi contre le pouvoir roi. Ainsi Fischer n’hésite-t-il pas à critiquer ouvertement ses compatriotes quand Spassky est un parfait communiste, effacé, véritable ambassadeur de la nation. L’Islande, de par sa position géographique médiane, s’est imposée comme un parfait centre de gravité, le seul lieu où pouvait se dérouler cette bataille, ce combat singulier. En ce mois de juillet 1972, le monde entier a les yeux rivés sur l’île volcanique, là où le feu bouillonne sous la glace, là où il semble que tout peut exploser, imploser même, d’une seconde à l’autre, sans crier gare. C’est comme si, par l’entremise de ces parties d’échecs, l’avenir de la planète tout entière était en jeu, comme si on devait décider une bonne fois pour toutes, jusqu’à la fin des temps, si le soleil devait continuer à se lever à l’est et se coucher à l’ouest, comme si la guerre froide allait connaître son épilogue, ni plus ni moins. C’est cette atmosphère particulière, ce sentiment d’oppression, d’instabilité permanente qu’Arnaldur Indridason a parfaitement su retranscrire tout au long de son récit. Mais avant cela, ouvrons le roman à la première page :
« À la fin du film, lorsque la lumière fut rallumée et que les spectateurs eurent quitté la salle, l’ouvreur découvrit le cadavre. C’était une séance de cinq heures, en milieu de semaine. Comme d’habitude, la caisse avait ouvert soixante minutes avant la projection et le jeune homme avait été le premier à acheter son ticket. La caissière l’avait à peine remarqué. Agée d’une trentaine d’années, ses cheveux permanentés ornés d’un ruban de soie bleue, sa cigarette posée dans le cendrier, elle était plongée dans un Modes et Travaux danois et avait tout juste levé les yeux lorsqu’il s’était présenté ;
- Une entrée ? avait-elle demandé.
Il s’était contenté de hocher la tête. Elle lui avait tendu son billet, rendu sa monnaie et remis le programme avant de reprendre sa lecture. Il avait rangé l’argent dans l’une de ses poches et le ticket dans une autre avant de quitter les lieux. »
D’emblée, pour le lecteur, l’homicide apparaît des plus étranges, presque incongru. En effet, qu’est-ce qui a donc pu pousser quelqu’un à assassiner dans un cinéma un jeune homme a priori sans histoire ? Qu’est-ce qui pourrait justifier une telle prise de risque ? Que cherchait le meurtrier ? A-t-il agi seul ou bien avait-il un complice ? Avait-il prémédité son crime ? Et tout cela peut-il avoir, de près ou de loin, un lien avec le championnat du monde d’échecs ? Ce crime a-t-il été commis par un islandais ou bien par un étranger ? Il faut dire que Reykjavik connaît un afflux de visiteurs sans précédent (si on excepte bien entendu la seconde guerre mondiale). La ville a été prise d’assaut par les délégations soviétiques et américaines, les supporters des deux champions, les journalistes accourus des cinq continents, sans compter les bataillons de fans d’échecs. C’est à toutes ces questions que devra tenter de répondre Marion Briem, l’expérimentée commissaire de la Criminelle islandaise. Secondée par un jeune enquêteur, Albert, Marion va devoir s’attacher au moindre détail, au plus petit indice, pour tenter de comprendre comment ce drame a pu se produire. Et des indices, il n’y en a que peu, pratiquement aucun même lorsque débute l’enquête. Il faudra donc remuer ciel et terre, être à l’affut, élaborer des scénarios bien fragiles pour avancer dans cette enquête singulière. Arnaldur Indridason réussit à nous tenir en haleine sans effusion d’hémoglobine au verso de chaque page, sans rebondissement improbable, sans avoir recours aux bonnes grosses ficelles dont sont coutumiers trop d’auteurs de polars. Ici, tout n’est que finesse, variations subtiles, partition maîtrisée où « Le Duel » entre Fischer et Spassky ne se contente pas de servir de décor, d’arrière-plan commode. La galerie de personnages est tout en justesse, parfaitement campée dans cette époque si proche et déjà si lointaine. Je vous recommande vivement de le lire ce roman, de participer à ce « duel ». Croyez-moi, vous ne serez pas déçus.