Partir. Fuir peut-être. Partir pour prendre un nouveau départ. Partir pour éviter de sombrer définitivement. Paul Anderen vit seul avec ses deux jeunes enfants, Manon et Clément. Nous pénétrons dans la vie de Paul le jour où il déménage, le jour où il quitte, pour toujours sans doute, son pavillon de banlieue au pied de la cité des Bosquets et des autres tours barrant l'horizon dans leur verticalité de béton et d'acier. Paul va chercher Manon à l'école maternelle, une école que la petite fille laisse à regret. Là, elle embrasse sa maîtresse sur la bouche pour lui dire adieu. Là, elle serre dans ses bras sa copine Hannah, sa copine de la tour B, celle avec qui elle jouait dans le jardin de la maison. Partir. Partir c'est tourner la page, changer de chapitre dans le roman de sa vie. Partir c'est aussi abandonner le cocon familial, celui des jours heureux quand les enfants avaient encore une merveilleuse maman pour les cajoler. Partir c'est justement prendre le risque de ne plus pouvoir retrouver cette maman absente. En témoigne cette scène poignante entre Paul et Manon :
« Quand elle s'est tournée vers moi, elle tremblait, les larmes aux yeux. Je l'ai prise dans mes bras. Je ne savais plus faire que ça. Les mots manquaient, ne restaient plus que les gestes. Son visage est venu se loger dans le creux de mon épaule et elle s'est mise à pleurer bruyamment.
- Je ne veux pas. Je ne veux pas.
- Tu ne veux pas quoi, mon ange ?
- Partir d'ici. Si on s'en va, maman ne pourra pas nous trouver, elle ne pourra pas revenir.
Pour toute réponse je l'ai serrée plus fort encore, je n'avais rien de plus solide à lui proposer, aucun argument valable. Ses larmes me coulaient dans le cou et mouillaient ma chemise. »
Lorsque Clément rentre à son tour de l'école primaire, après avoir traîné en route, les deux déménageurs ont accompli la première partie de leur travail : la maison n'est plus qu'une coquille vide, une coquille vide dans laquelle Clément et Manon sont des poussins égarés. Clément a beau tenter de lui sourire, Paul sait bien qu'il cherche à donner le change, comme s'il renâclait à causer davantage de soucis à son père.
Avant de partir, Clément rejoint sa petite sœur qui s'est endormie, allongée sur une couverture posée à même le sol carrelé. Il se colle contre elle. Paul les rejoint, refermant ainsi un cercle dont la mère est cruellement absente.
Paul a décidé de retourner vivre à Saint Malo, la ville de son enfance,
Saint Malo où il va pouvoir retrouver son frère aîné et sa belle-sœur. Après une courte nuit d'hôtel, Paul et ses enfants emménagent dans une maison située dans une impasse en surplomb de la mer, accessible par un escalier creusé dans la roche. Paul a besoin de retrouver des repères, des lieux, des atmosphères qu'il connaît. Saint Malo, la mer lui fournissent des points d'ancrage pour ne pas couler irrémédiablement, pour tenter de survivre avec ses enfants, ses enfants qui ont tout autant besoin de lui qu'il a besoin d'eux. Dans cet équilibre instable qu'un rien pourrait jeter au sol, ils doivent se serrer les coudes, faire face au vent mauvais qui les assaille sans répit. Paul est à la dérive, à la merci de la houle et des bourrasques. Paul boit plus que de raison, se mutile inexorablement le corps et l'esprit. Paul est insomniaque, tantôt surexcité, tantôt totalement abattu et apathique. Paul a-t-il encore seulement l'étoffe d'un père, celle avec laquelle il est censé protéger ses enfants. Paul est totalement déboussolé. La même question lancinante tourne sans répit dans sa tête : qu'est-il arrivé à sa femme depuis ce jour où elle est partie prendre son poste d'infirmière à l'hôpital pour ne jamais en revenir ? Où est Sarah ?
Mais Paul doit avancer, reprendre sa marche en avant, redémarrer, tenter de se reconstruire, se projeter au lendemain. Il va donc se faire violence, reprendre une activité de moniteur, avec son frère, dans l'auto école fondée par leurs parents. Paul va devoir lutter, affronter ses démons, remonter à la surface pour ses enfants. En aura-t-il la force ? Sans sa femme à ses côtés Paul ne ressent qu'un vide qui l'aspire de l'intérieur. Pourra-t-il vivre avec une telle béance ? Paul nous entraîne avec lui sur le chemin piégeux de sa rédemption, Là, au bord de la mer, cette mer qu'Olivier Adam peint avec des mots sublimes, mêlant sur la palette d'infinies nuances de bleus, de vert et de gris, nous faisant ressentir au fil des pages le sel de l'Atlantique, le parfum des embruns, les ciels changeants au gré des heures et des marées. Ecoutez plutôt ce passage :
« J'ai roulé vers l'est, son ciel lacéré de crème et de citron. Le jour se levait et la ville se désagrégeait dans les champs. Le long de la route en contrebas, la mer s'animait peu à peu, son bleu s'électrisait et paraissait avaler la lumière. La nuit s'était tout à fait dissoute quand je suis arrivé près des dunes. Des herbes hautes et un peu jaunes piquaient le sable blanchi. La plage formait une anse, un croissant parfait entre deux pointes bouffées par les fougères, l'aubépine, la bruyère, les genêts et les ajoncs. Des deux côtés après ça, on pouvait suivre l'eau sur des kilomètres, la côte se déchiquetait, la roche et la lande plongeaient dans les eaux vertes, ou bien s'échouaient sur une bande de sable. Devant moi s'élevait un îlot bombé comme un sein où nichaient des nuées de cormorans, des goélands et quelques huîtriers. Au loin les nuages étaient de simples rubans phosphorescents coupant l'azur en lambeaux acides. Sur Fréhel, un voile d'un beau gris mauve annonçait un grain. Je me suis allongé. Le soleil jaunissait tout, peignait le monde d'or froid. Le vent couvrait ma bouche de cristaux blancs et jaunes, ça crissait entre mes dents. J'ai fermé les yeux et me suis endormi là, seul au milieu de l'étendue blonde, face à l'horizon translucide et comme allumé de l'intérieur, bercé par le ressac. »
Le décor est planté, magnifique et torturé comme le héros de l'histoire. Dans ce splendide roman, Olivier Adam traite avec beaucoup de tact et de pudeur du thème de l'absence. L'absence d'une femme. L'absence d'une mère. Olivier Adam nous emporte dans un maelstrom qui bouleverse nos sens et nos émotions.
Dans le sillage de Paul, à Saint-Malo, nous allons assister à sa bataille contre lui-même, avancer nez au vent sur une route semée d'embûches, une route qui va croiser celles d'autres personnages, parfois singuliers, mais toujours touchants. Avec eux, grâce à eux peut-être, Paul parviendra-t-il à envisager demain comme une perspective acceptable, un demain où l'espoir et l'envie de vivre auront leur place ? Peut-être trouvera-t-il enfin une réponse à cette interrogation dont le point reste désespérément en suspension : qu'est-il arrivé à Sarah, l'amour de sa vie ?
« Les vents contraires », d'Olivier Adam un roman coup de cœur que je vous invite à déguster sans modération.
Chapeau bas monsieur l'écrivain !