Lorsqu’un roman déclenche dès sa sortie une frénésie médiatique, a fortiori si l’auteur est un très jeune novice, j’adopte quasi systématiquement une attitude de circonspection. J’attends alors que la vague déferle plus loin, sur les hordes de lecteurs avides de sensationnel, sur les découvreurs de talent(s) – avec ou sans « s » –.
Alors, forcément, en ce mois de janvier 2014, lorsque la petite rentrée littéraire consacre ex abrupto l’ouvrage d’Edouard Louis « En finir avec Eddy Bellegueule », lorsque les médias dans leur ensemble ont chanté en chœur les louanges pour ce roman, ma réserve habituelle s’est instantanément muée en prudence. Sans aucun doute une réminiscence de mon ancienne vie de marketeur. Je connais trop la musique pour me laisser berner.
Sauf que, quelques semaines plus tard Ghislaine, une collègue papivore, m’en dit à son tour le plus grand bien. Je lui fais part de ma réserve, une réserve qu’elle a tôt fait de balayer d’un revers de manche, en me disant en substance « lis d’abord, tu jugeras ensuite ». L’évidence même. Avisant sans aucun doute ma mine dubitative Ghislaine sort un coup gagnant en me proposant de me prêter l’exemplaire qu’elle s’est elle-même offert.
Histoire de ne pas perdre la face devant moi-même, de conserver un soupçon d’estime pour ma petite personne, j’ai freiné quelques semaines supplémentaires, le temps de déguster « L’embellie » le roman d’Audur Ava Olafsdottir présenté sur ces mêmes ondes le mois dernier.
Et puis, j’ai commencé ma lecture : « De mon enfance je n’ai aucun souvenir heureux. Je ne veux pas dire que jamais, durant ces années, je n’ai éprouvé de sentiment de bonheur ou de joie. Simplement la souffrance est totalitaire : tout ce qui n’entre pas dans son système, elle le fait disparaître. » Groggy par la force de ce premier paragraphe, j’ai posé le livre, avant de relire lentement une fois, puis deux, cette entrée en matière tellement puissante qu’elle ne pouvait, à l’évidence, n’être qu’un sentiment intime réellement éprouvé par l’auteur. J’ai ensuite continué : « Dans le couloir sont apparus les deux garçons, le premier, grand, aux cheveux roux, et l’autre, petit, au dos voûté. Le grand aux cheveux roux a craché Prends ça dans ta gueule. Le crachat s’est écoulé lentement sur mon visage, jaune et épais, comme ces glaires sonores qui obstruent la gorge des personnes âgées ou des gens malades, à l’odeur forte et nauséabonde. Les rires aigus, stridents, des deux garçons Regarde il en a plein la gueule ce fils de pute. Il s’écoule de mon œil jusqu’à mes lèvres, jusqu’à entrer dans ma bouche. Je n’ose pas l’essuyer. Je pourrais le faire, il suffirait d’un revers de manche. Il suffirait d’une fraction de seconde, d’un geste minuscule pour que le crachat n’entre pas en contact avec mes lèvres, mais je ne le fais pas, de peur qu’ils se sentent offensés, de peur qu’ils s’énervent encore un peu plus. »
Il y a comme un aveu fondateur « il suffirait d’un revers de manche ». Seulement voilà, ce revers de manche, jamais Eddy ne le fera, victime expiatoire presque consentante, comme s’il s’était résigné à payer le prix. Mais le prix de quoi ? Le prix de sa différence, de ses différences avec les autres, tous les autres, ceux de son milieu, un village triste de Picardie, sinistré économiquement, désert culturel, presqu’une réminiscence de l’« Assommoir » ou de « La longue peine » : différence physique, différence sexuelle, différence d’intelligence, différence d’attitude, différence de vue… Tout ce qui le singularise, tout ce qui fait qu’on le traite comme une curiosité, presqu’un animal de foire qu’on aurait décidé de martyriser, de faire payer pour tout ce qu’il est et que tous les autres ne sont pas. Eddy Bellegueule, un nom en trompe-l’œil, pour celui qui a une sale gueule, celle de l’étranger qu’on vilipende à l’envi, qui à la gueule de l’autre, sur qui on rejette la faute, sur qui on crache, au propre comme au figuré, dans un mélange de racisme, de xénophobie et d’intolérance exacerbés. Celui dont tout le monde parle jusque dans la cour du collège de secteur : « C’est toi le pédé ? ». Celui qui se singularise « Pourquoi Eddy il se comporte comme une gonzesse. Ils m’enjoignaient : Calme-toi, tu peux pas arrêter avec tes grands gestes de folle. Ils pensaient que j’avais fait le choix d’être efféminé, comme une esthétique de moi-même que j’aurais poursuivie pour leur déplaire. »
En finir avec Eddy Bellegueule dérange assurément. Dans ce roman, qui flirte avec le récit sur lequel il s’appuie largement, Edouard Louis, alias Eddy, expurge toute la peine, la rage et le désespoir qui ont marqué son enfance et son adolescence. Une introspection, une psychanalyse couchée sur le papier, un besoin de dire et de partager ce qu’il a vécu dans cette Picardie si proche et si lointaine. Le style est simple, direct, sans fioriture, en parfaite adéquation avec la violence sournoise qui s’insinue insidieusement jusque dans le plus infime interligne du livre. Des aveux choc : « On ne s’habitue jamais à l’injure ». Et des injures, il en a plu sur Eddy, tombé comme une grêle froide et cinglante : « Pédale, pédé, tantouse, enculé, tarlouze, pédale douce, baltringue, tapette (tapette à mouches), fiotte, tafiole, tanche, folasse, grosse tante, tata, ou l’homosexuel, le gay. » Des répliques presque insoutenables « C’est ça qu’est le meilleur, c’est le sang quand il vient juste de sortir de la bête qui crève. » ou bien criantes de vérité « Le manque d’argent finissait toujours par se transformer en choix »
Difficile de dire si j’ai aimé ou détesté ce livre. Probablement un peu des deux. Ce qui fera qu’il laissera une empreinte durable dans ma mémoire, mais n’était-ce pas là le but recherché ?