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16 novembre 2013 6 16 /11 /novembre /2013 17:29

 

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    « On n’attend plus rien de la vie, et soudain tout recommence. Le temps s’arrête, le coeur s’emballe, la passion refait surface et l’urgence efface tout le reste. Il a suffi d’une alerte sur mon ordinateur pour que, dès le lendemain, je me retrouve à six mille kilomètres de chez moi, l’année de mes quatorze ans. L’année où je suis mort. L’année où je suis né»


    Étonnante introduction en vérité, presque incompréhensible pour qui la lirait au premier degré, ce qu’il ne faut jamais faire avec Didier Van Cauwelaert. Je la relis donc attentivement une fois, puis deux, puis trois sans réussir à percer cet apparent mystère : comment diable peut-on naître et mourir en même temps ? Comment une seule et même personne pourrait-elle réussir ce tour de force ? Une seule personne, non. Mais deux personnes distinctes le pourraient sans  le moindre problème... enfin presque, pour peu que ces deux personnes n’en soient qu’une, ce qui amène d’autres questions auxquelles je n’arrive pas à répondre immédiatement. Une seule solution : il faut interroger le narrateur qui, après tout,  détient les clés de l’énigme. Il faut donc continuer la lecture.


    Je tourne les pages avec envie et curiosité. Avidité même. Mais la réponse se fait désirer. Je me retrouve à notre époque dans la ville allemande d’Hadamar, une paisible et charmante bourgade du Limbourg qui, a priori, ne présente aucune particularité remarquable. En tout cas, aucune que je connaisse. Mais il n’y a pas une minute à perdre. Le narrateur, un homme, ou plus exactement un vieil homme, se précipite à l’hôpital de la cité pour rejoindre le chevet d’une femme encore plus âgée que lui, une certaine Ilsa Schaffner, inconsciente, qui se meurt dans son lit de la chambre 313, à l’étage même où il dormit jadis. Mais la mourante n’est pas seule, elle est avec elle-même, ou plutôt celle qu’elle était il y a si longtemps :

    « Je demeure figé sur le seuil, appuyé d’une épaule au chambranle. Telle qu’elle était soixante-dix ans plus tôt, mais vêtue à la mode d’aujourd’hui, Ilsa Schaffner se tient de trois quart-dos, penchée au dessus du lit médicalisé. Le même âge, la même blondeur, la même nuque si fine contrastant avec les épaules carrées, la même crispation au coin des lèvres... Seul un chignon a remplacé la coupe à la garçonne. Et un tailleur gris moule sa silhouette en lieu et place de l’uniforme.»

    Allemagne. Soixante-dix ans en arrière. Femme blonde. Uniforme...  Une image nauséabonde du troisième reich surgit devant mes yeux, avec ses cohortes d’aryens avançant tous d’un même pas. Image d’Epinal sans doute, simple, très simple, trop simple, simpliste même.

    Alors, qui est donc ce double réincarné ? Il ne peut s’agir que de sa descendance qui, pourtant, semble lui vouer une haine incommensurable :

     « - Salope ! grince entre ses dents la doublure jeunesse d’Ilsa.
 
    D’un mouvement sec, elle rabat le drap sur le visage aux paupières closes, tourne les talons pour sortir et m’aperçoit. Sans diminuer le sourire avec lequel je la regardais à son insu, je lui dis : «Bonjour Madame», dans la langue de son injure. Elle s’arrête et me toise. Mon visage, le bouquet de roses jaunes que j’ai laissé tomber en la découvrant, à nouveau mon visage. Sous ce regard inquisiteur qui me bouleverse, je bénis ma passion pour le vin qui m’a incité à apprendre le français, idiome assez facultatif dans mon domaine scientifique, mais indispensable aux oeunologues. Le concours de Meilleur sommelier du monde est la dernière scène internationale où le français demeure la langue officielle, et c’est le milieu où je compte aujourd’hui le plus d’amis.
   - Mademoiselle, corrige-t-elle d’un ton sec. Vous êtes ?
   - Professeur David Rosfeld, dis-je en me refroidissant poliment, pour respecter la distance qu’elle a d’emblée mise entre nous.
    D’un coup d’indexe par-dessus l’épaule, elle désigne le lit.
   - Je suis sa petite fille. J’exige qu’on la débranche.
   Et elle quitte la chambre. Je la retiens d’une main ferme. Elle se dégage en se méprenant sur ma réaction.
  - Quoi ? Vous avez les moyens de la sortir du coma ? Non. Elle a au moins cent ans, et si jamais elle se réveillait, on l’accuserait de coups et blessures. Je ne vois pas ce que ma requête a d’inhumain. De toute manière, je suis sa seule famille. Je descends remplir les documents.»
    Ainsi démarre une intrigue absolument remarquable où le narrateur nous ramène effectivement dans l’Allemagne nazi, mais une Allemagne où la frontière entre les bons et les méchants, entre le bien et le mal, est beaucoup moins nette que ce qu’un manichéisme primaire pourrait conduire à croire. La vérité, celle qui échappe souvent à ce qu’en retient l’Histoire, au moins dans un premier temps, est toujours plus subtile, beaucoup plus nuancée. Nous savons qu’il a existé pléthore de héros anti-nazi, y compris parmi ceux qui arboraient un uniforme d’officier. Et Ilsa Schaffner fait partie de ceux-là ainsi que nous allons le découvrir, une héroïne assez improbable mais finallement tellement convaincante. Quant à David Rosfeld, son existence est un véritable coup de bluff... une mysthification défiant l’entendement et, par là même, l’infernale machine exterminatrice du troisième Reich.

    Dans ce roman magistral, Didier van Cauwelaert fait appel à quelques-uns de ses thèmes favoris, comme l’édification de l’idendité. La construction de l’identité de David Rosfeld s’appuie sur des règles collectives quasiment implicites, des règles qui font de vous celui ou celle que l’autorité vous déclare être. Si on affirme que vous êtes un génie, alors vous l’êtes, et David s’emploiera à l’être, parce qu’un autre petit garçon en a décidé ainsi, parce qu’il doit vivre à travers lui, pour lui. La chose ne sera pas aisée, le chemin semé d’embûches. Pour que cette entreprise soit possible, Didier van Cauwelaert met l’accent sur la volonté, le dépassement de soi, une autre thématique récurente de son oeuvre.

    S’appuyant pour partie sur des faits historiques que j’ai découverts une fois la lecture du roman terminée, Didier van Cauwelaert déploie un talent sans égal pour nous emporter dans une saga fabuleuse dont il a le secret. Beaucoup de sensibilité, un humour de bon aloi pour éviter de sombrer dans la noirceur, et à chaque ligne, un ton d’une infinie justesse.

    Si vous n’avez pas encore lu « La femme de vos vies», j’espère modestement vous avoir incité à le faire. Vous ne serez pas déçus, soyez en certains.
   



« La femme de nos vies», Didier van Cauwelart, roman, Albin Michel, 300 pp, 19,5 €

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