Kafka Tamura est un adolescent qui vit à Tokyo avec son père. Sa mère a quitté le domicile conjugal avec sa sœur aînée alors que Kafka n’avait que quatre ans. Depuis lors, il ne les a jamais revues. Kafka était encore si jeune qu’il ne garde d’elles que quelques bribes de souvenirs, des impressions. Leurs visages sont effacés de sa mémoire. Leur départ remonte à tellement loin que Kafka croît qu’il n’arriverait même pas à les reconnaître si par hasard il venait à les rencontrer.
Depuis toutes ces années, Kafka a été totalement négligé par son père, quasiment livré à lui-même dans leur grande maison de Tokyo. Ceci explique sans doute pourquoi Kafka est un garçon tellement taciturne qui n’a pas le moindre ami.
Peu à peu, Kafka s’est construit une carapace, a érigé une muraille derrière laquelle il vit reclus de tous.
Kafka est un garçon particulièrement intelligent. A cause, ou peut-être grâce à son isolement affectif et relationnel, il s’est doté d’une remarquable culture générale à force de lectures. La philosophie, l’histoire, la musique, les sciences… tout le passionne. En plus de cela, Kafka s’entraîne quotidiennement pour sculpter son corps. Chaque jour il s’adonne à d’intensives séances de culture physique avec une remarquable discipline. Kafka veut se façonner un corps d’homme, être solide comme un roc. Il a une bonne raison pour ça : il a décidé de fuguer le jour de ses quinze ans, de partir de cette maison où rien ni personne ne le retient, bien au contraire. Sa décision est mûrement réfléchie. Kafka sait ce qu’il veut faire, en tout cas où il veut, où il doit aller comme il l’explique lui-même :
« Le jour de mes quinze ans, je ferai une fugue, je voyagerai jusqu’à une ville inconnue et lointaine, et trouverai refuge dans une petite bibliothèque. Il me faudra une semaine pour en arriver là, avec toutes les péripéties que cela implique. Car je n’indique là que les points principaux : le jour de mes quinze ans, je ferai une fugue, voyagerai jusqu’à une ville inconnue et lointaine, trouverai refuge dans une petite bibliothèque.
Cette formulation fait un peu penser à un conte de fées. Mais croyez-moi, ça n’a rien d’un conte de fées. Dans tous les sens du terme. »
Comme prévu, le jour de ses quinze ans, Kafka part, dérobant au passage de l’argent liquide dans le bureau de son père, mais aussi un petit briquet et un couteau pliant avec une lame de douze centimètres, des objets qui pourront lui être particulièrement utiles. Si Kafka part, c’est avant toute chose pour tenter d’échapper à la terrible prophétie que son père a prononcée contre lui, une prophétie qu’il redoute de voir s’accomplir. Selon cette funeste prédiction, Kafka sera un fils parricide et incestueux. Kafka, dont nous ne connaîtrons jamais le véritable prénom, a certainement choisi cette identité originale en référence à l’auteur de la « colonie pénitentiaire », persuadé sans doute qu’une machine infernale va le broyer après avoir inscrit dans sa chair le motif de sa condamnation. C’est pour éviter cette fatale issue que Kafka part sur la route, guidé par on ne sait quelle main invisible comme il le confesse lorsqu’il dit : « J'ai l'impression de suivre un chemin que quelqu'un d'autre a déjà tracé pour moi. »
Au même moment, toujours à Tokyo, nous faisons connaissance avec Nakata. Nakata est vieil homme, un simple d’esprit, un cœur pur qui complète l’argent de sa modeste pension en ramenant les chats égarés à leurs propriétaires. Il faut dire que Nakata possède un don unique, celui de pouvoir communiquer avec les chats. C’est justement en recherchant un chat échappé que Nakata va, contre son gré il faut bien l’avouer, accomplir un acte qui dépasse sa volonté et son entendement. Un acte irrémédiable qui l’amène à fuir la ville d’autant plus sûrement qu’un appel mystérieux, une voix intérieure le pousse vers une destination inconnue. Mais Nakata ne sait ni lire ni écrire, ne quitte jamais le cadre de son quartier de Nagano qu’il connaît comme sa poche, là où il a tous ces repères. Qu’importent les obstacles et les difficultés, Nakata doit partir lui aussi, prendre la route vers une destination inconnue dans un but qu’il ignore mais auquel il ne peut pourtant se soustraire.
Voilà, nos deux héros sont sur la route, une route dont on devine qu’elle risque de les mener vers une même direction, une île du sud de l’archipel, l’île de Shikoku.
Nous voici dans l’île de Shikoku. Nous embarquons alternativement avec ces deux personnages dans une aventure au long cours, singulière, faite de rencontres improbables et décisives, des rencontres qui doivent les aider dans leur quête respective. Kafka rencontrera d’abord la jeune Sakura, une coiffeuse délurée en exil qu’il imagine pouvoir être sa sœur. Puis il trouvera la bibliothèque qu’il cherche, une bibliothèque privée née de la passion d’une riche famille pour les artistes qui trouvaient là un lieu de refuge pour créer. Dans cette bibliothèque il fera la connaissance d’Oshima l’assistant érudit de la troublante mademoiselle Saeki, la directrice du lieu qui le fascine immédiatement : « Notre guide, mademoiselle Saeki, est une femme mince, d’environ quarante-cinq ans, plutôt grande pour une femme de sa génération. Elle porte une robe bleue à manches courtes et un fin cardigan couleur crème. Elle a beaucoup d’allure. Ses cheveux longs sont attachés par un lien lâche. Elle a un visage raffiné et intelligent, avec de beaux yeux, et un vague sourire flotte en permanence au coin de ses lèvres. Je ne sais trop comment dire, mais son sourire donne un sentiment de perfection. Il me fait penser à une petite flaque de soleil, qui apparaîtrait au fond d’un endroit secret. »
De son côté, au cours de sa pérégrination en auto-stop, Nakata aura la chance d’être pris en charge par Hoshino, un jeune routier de vingt-cinq ans qui le prend en sympathie parce qu’il ressemble à son grand-père disparu, un grand-père auquel il doit beaucoup mais à qui il regrette maintenant de n’avoir jamais su témoigner le moindre signe d’affection. Une fois sa cargaison livrée à Kobe, Hoshino décide de prendre sur le champ quelques jours de congés pour accompagner le vieux Nakata, probablement pour s’acquitter de la dette morale qu’il a envers son grand-père.Là, sur l’île de Shikoku, nous suivons tour à tour les aventuriers dans leur odyssée, leur quête impérieuse.
Dans ce roman d’une grande finesse, Haruki Murakami nous entraîne dans des contrées où le surnaturel surgit à chaque instant au milieu des considérations matérielles que l’aventure impose. A travers une galerie de personnages atypiques, surréalistes parfois, l’auteur apporte de nombreuses références culturelles sans jamais donner dans l’exposé stérile et savant. Haruki Murakami puise +aussi bien dans les traditions japonaises que dans la philosophie, comme cette étonnante prostituée qui cite Hegel comme elle respire. Les références touchent tous les arts, peinture, sculpture, littérature, cinéma. La musique est partout présente, celle qu’écoute Kafka sur son baladeur, celle qu’Oshima, l’assistant de la bibliothèque, savoure comme un met délicat, ou bien encore celle qu’Hoshino découvre en s’arrêtant dans une taverne pour boire un café, une musique qui va éveiller sa conscience anesthésiée. Découvrons la scène : « Hoshino était le seul client. Enfoncé dans son fauteuil, il se sentait serein, pour la première fois depuis longtemps. Autour de lui, tout était calme et harmonieux. Le café, servi dans une tasse élégante, était fort et délicieux. Il ferma les yeux et, respirant calmement, écouta de toutes ses oreilles le jeu des cordes et du piano qui s’entrelaçaient. Il n’écoutait pratiquement jamais de musique classique, mais ce morceau, pour une raison inconnue, l’apaisait et le rendait d’humeur introspective. Hoshino ferma les yeux, s’enfonça encore un peu plus dans son confortable fauteuil, et se mit à réfléchir à diverses choses. Mais plus il pensait à sa vie, moins il y trouvait de substance. Son existence n’avait aucune profondeur réelle, il était seulement là, sorte d’accessoire inutile. »
La quête des personnages de l’histoire est sans doute un peu celle de l’auteur, ainsi qu’il le confie : « En écrivant des histoires, je cherche ma propre histoire, mon âme profonde sous la surface. »
En lisant « Kafka sur le rivage » vous plongerez dans un univers inconnu de nos auteurs, vous pénétrerez dans une dimension ou le tangible et l’onirisme se côtoient avec une telle maestria qu’on en finit presque par ne plus savoir ce qui distingue les frontières du rêve et de la réalité. Laissez-vous dériver sur ce fleuve inexploré qui vous révèlera à chaque méandre de nouveaux aspects de l’âme humaine, vous amènera à vous poser des questions que vous éludez habituellement.
Entrez dans la sarabande et laissez-vous griser par ce roman envoûtant.